Guide jurisprudentiel - Décision MB8-00025

​​​ À huis clos

Motifs et décision

Personne en cause :
XXXX XXXX XXXX

Appel instruit / entendu à :
Montréal, Québec

Date de la décision :
9 novembre 2020
(version modifiée : 8 décembre 2020)

Tribunal :
Jo-Anne Pickel

Conseil de la personne en cause :
Parminder Singh​

Représentant(e) désigné(e) :
S/O

Conseil du ministre :
S/O​


Aperçu et cadre d’analyse

[1] La présente décision porte sur la question de savoir si la Section de la protection des réfugiés (SPR) a commis une erreur en concluant que XXXX XXXX XXXX se voit refuser l’asile par l’effet combiné de la section E de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (la Convention) et de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR). Elle aborde également la question plus générale de savoir si la SPR et la Section d’appel des réfugiés (SAR) doivent tenir compte de tout risque qu’un demandeur d’asile a soulevé à l’égard de son pays de résidence avant de lui refuser le droit d’asile au titre de la section E de l’article premier de la Convention.

[2] Comme je le décris ci-dessous, il existe actuellement deux courants jurisprudentiels sur l’interprétation de la section E de l’article premier de la Convention dans des cas comme celui qui nous occupe où, à la date de l’audience de la SPR, un demandeur d’asile continuait d’avoir dans son pays de résidence un statut qui lui confère essentiellement les mêmes droits et les mêmes obligations que les ressortissants de ce pays. Après la décision rendue au terme d’un contrôle judiciaire dans la présente affaire, deux juges de la Cour fédérale ont élaboré une interprétation de la section E de l’article premier de la Convention et des dispositions pertinentes de la LIPR qui diffère de l’approche que la SPR, la SARet la Cour fédérale ont constamment suivie dans d’autres décisions. Dans le cadre de cette nouvelle approche, la SPR et la SAR n’auraient pas le pouvoir de tenir compte des risques soulevés par un demandeur d’asile ou un appelant à l’égard de son pays de résidence dans des cas comme celui qui nous occupe.

[3] Dans les sections qui suivent, j’expose en détail les raisons pour lesquelles je privilégie l’approche que la SPR, la SAR et la Cour fédérale ont habituellement suivie. Cette approche reconnaît que la SPR et la SAR doivent évaluer la question de savoir si le pays de résidence du demandeur d’asile offre à celui-ci une forme de protection auxiliaire avant de conclure qu’il doit se voir refuser l’asile en raison de son statut dans ce pays. Autrement dit, la SPR et la SAR doivent tenir compte du risque que les demandeurs d’asile ont soulevé à l’égard de leur pays de résidence et l’évaluer avant de trancher que les demandeurs d’asile n’ont pas qualité de réfugié par l’effet combiné de la section E de l’article premier de la Convention et de l’article 98 de la LIPR.

[4] Le cadre d’analyse classique que j’appuie dans la présente décision consiste à poser les questions suivantes :

  1. 1) À la date de l’audience de la SPR, le demandeur d’asile avait il un statut dans un pays de résidence qui lui confère essentiellement les mêmes droits et les mêmes obligations que ceux qui sont rattachés à la possession de la nationalité de ce pays?
  1. Si la réponse à la question 1) est négative, la SPR ou la SAR doivent examiner la question de savoir si le demandeur d’asile avait auparavant un tel statut et qu’il l’a perdu ou s’il y a eu accès et qu’il ne l’a pas obtenu. Dans l’affirmative, la SPR et la SARdoivent tenir compte des facteurs énoncés par la Cour d’appel dans la dernière partie du paragraphe 28 de l’arrêt ZengNote de bas de page 1, et les soupeser.
  2. Si la réponse à la question 1) est affirmative, la question suivante est celle de savoir si le pays de résidence du demandeur d’asile est peu sécuritaire pour lui en ce sens qu’il est exposé à une possibilité sérieuse d’être persécuté pour l’un des motifs prévus dans la Convention ou qu’il sera probablement exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités pour lesquels il n’a aucune protection de l’État ou possibilité de refuge intérieur.
  1. Si le pays de résidence du demandeur d’asile est peu sécuritaire pour lui, il ne se voit pas refuser l’asile, et le décideur doit examiner la question de savoir s’il a qualité de réfugié au sens de la Convention ou qualité de personne à protéger à l’égard du pays dont il a la nationalité.
  2. Si le pays de résidence du demandeur d’asile est sécuritaire pour lui, il se voit refuser l’asile par l’effet combiné de la section E de l’article premier de la Convention et de l’article 98 de la LIPR.

[5] En appliquant l’approche en question aux circonstances de la présente affaire, j’estime que la SPR a conclu à juste titre que M. XXXX se voit refuser l’asile par l’effet combiné de la section E de l’article premier de la Convention et de l’article 98 de la LIPR. La SPRa eu raison de tenir compte du risque que M. XXXX avait soulevé à l’égard du Brésil. Elle a néanmoins commis une erreur en tenant compte de ce risque après avoir déjà conclu que M. XXXX était visé à la section E de l’article premier de la Convention, plutôt que dans le cadre de son analyse menée au titre de la section E de l’article premier de la Convention. Malgré cette erreur dans la séquence de son analyse, la SPR a conclu à juste titre que M. XXXX n’est pas exposé à une possibilité sérieuse d’être persécuté ni à la probabilité d’être exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités au Brésil. Par conséquent, la SPR a conclu à juste titre qu’il se voit refuser l’asile.

Contexte

[6] M. XXXX est citoyen d’Haïti. Il craint, s’il retourne en Haïti, d’être tué ou d’être gravement blessé par un groupe criminel qui l’a battu et l’a menacé de mort en 2011. Il a quitté Haïti pour se rendre en République dominicaine, puis, en XXXX 2011, il s’est rendu au Brésil, où il a obtenu le statut de résident permanent. La situation des Haïtiens au Brésil est devenue moins sécuritaire à partir de 2014. M. XXXX a affirmé que de nombreux Haïtiens ont été assassinés au Brésil et que des citoyens brésiliens ont accusé les Haïtiens d’avoir volé leurs emplois. Un jour, il a été heurté par une voiture alors qu’il faisait du vélo. Il n’a pas non plus pu trouver de travail pendant la dernière partie de son séjour au Brésil, et des citoyens brésiliens l’ont souvent insulté. M. XXXX a quitté le Brésil pour se rendre aux États Unis en XXXX 2016, mais il s’est enfui au Canada parce qu’il craignait d’être expulsé de ce pays. Il a demandé l’asile au Canada en août 2017.

Décision de la Section de la protection des réfugiés

[7] La SPR a estimé que, en tant que résident permanent du Brésil, M. XXXX avait essentiellement les mêmes droits et les mêmes obligations que les ressortissants brésiliens. Elle a donc conclu qu’il était une personne visée à la section E de l’article premier de la Convention. La SPR a ensuite examiné les risques soulevés par M. XXXX à l’égard du Brésil. En raison d’une contradiction et d’une omission dans la preuve qu’il a produite, la SPR a jugé que M. XXXX ne s’était pas acquitté du fardeau qui lui incombait d’établir de façon crédible qu’il serait exposé à une possibilité sérieuse d’être persécuté au Brésil pour l’un des motifs prévus dans la Convention ou à la probabilité d’être personnellement exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités.

Premier appel à la Section d’appel des réfugiés et contrôle judiciaire

[8] M. XXXX a interjeté appel de la décision de la SPR à la SAR. La SAR a rejeté son appel et a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle il se voyait refuser l’asile par l’effet combiné de la section E de l’article premier de la Convention et de l’article 98 de la LIPR. La Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire présentée par M. XXXX parce que, selon elle, l’analyse de la SAR était inintelligible et incompatible avec le libellé de l’article 98 de la LIPR.Note de bas de page 2 Plus précisément, de l’avis de la juge, la SAR avait examiné la crainte soulevée par M. XXXX à l’égard du Brésil après avoir déjà conclu qu’il se voyait refuser l’asile par l’effet combiné de la section E de l’article premier de la Convention et de l’article 98 de la LIPR.Note de bas de page 3 La juge a remis en question le fondement de l’évaluation faite par la SAR du risque auquel M. XXXX avait prétendu être exposé au Brésil une fois que la SAR avait déjà jugé qu’il n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention. La juge a cassé la décision de la SAR et a renvoyé l’affaire à la SAR.

Nouveaux éléments de preuve proposés et demande d’audience

Nouveaux éléments de preuve proposés

[9] M. XXXX a produit les deux documents suivants à titre d’éléments de preuve proposés après avoir présenté son dossier d’appel : 1) une déclaration faite sous serment le 16 mars 2018, dans laquelle il a décrit le contenu des messages qu’il avait reçus sur l’application WhatsApp les XXXX et XXXX XXXX 2018; 2) un extrait du procès-verbal d’un XXXX XXXX XXXX XXXX daté du XXXX XXXX 2011.

[10] J’estime que la déclaration devrait être admise à titre de nouvel élément de preuve sur le fondement de l’appréciation des facteurs énoncés au paragraphe 29(4) des Règles de la Section d’appel des réfugiés (les Règles de la SAR) et parce qu’elle satisfait aux autres conditions d’admissibilité pour les nouveaux éléments de preuve énoncées au paragraphe 110(4) de la LIPR et dans la jurisprudence applicable.Note de bas de page 4 La déclaration décrit les messages que M. XXXX aurait reçus sur l’application WhatsApp après avoir déposé son dossier d’appel. L’expéditeur a exigé que M. XXXX lui envoie de l’argent, sinon sa vie serait en danger s’il retournait en Haïti. Les messages reçus sur l’application WhatsApp décrits dans la déclaration sont postérieurs au dépôt du mémoire d’appel. La déclaration serait pertinente et elle aurait une valeur probante en ce qui a trait à l’allégation de M. XXXX à l’égard d’Haïti, et elle apporte de nouveaux éléments de preuve concernant la prétention de M. XXXX à l’encontre d’Haïti. La déclaration satisfait également aux conditions énoncées au paragraphe 110(4) de la LIPR et dans la jurisprudence applicable. Elle est postérieure à la décision de la SPR dans la présente affaire. Ainsi, la déclaration n’était pas accessible à M. XXXX pour qu’il puisse la présenter à la SPR; par conséquent, il ne l’aurait pas normalement présentée à la SPR. La déclaration satisfait également aux conditions énoncées dans la jurisprudence applicable. Bien que la date des messages semble remarquablement fortuite, je suis prête à dire qu’il n’y a aucun motif de les trouver non crédibles à ce stade‑ci. La déclaration se rapporte à l’allégation de M. XXXX à l’égard d’Haïti, et les renseignements qu’elle contient sont nouveaux. Compte tenu de tout ce qui précède, j’estime que la déclaration est admissible. Toutefois, au bout de compte, cela n’a aucune incidence sur l’issue de la présente affaire parce que la SPR avait raison de conclure que M. XXXX se voit refuser l’asile. Par conséquent, il est inutile de procéder à une évaluation du risque que M. XXXX a avancé relativement à Haïti.

[11] L’extrait du procès-verbal du juge de paix que M. XXXX a présenté n’est pas admissible comme nouvel élément de preuve. Même si je décidais que l’extrait satisfaisait aux conditions pour la présentation tardive d’éléments de preuve énoncées au paragraphe 29(4) des Règles de la SAR, il ne satisfait pas aux conditions d’admissibilité de nouveaux éléments de preuve énoncées au paragraphe 110(4) de la LIPR. Plus précisément, l’extrait est antérieur à la décision de la SPR,et rien ne permet de penser qu’il n’était pas normalement accessible à M. XXXX au moment de la décision de la SPR. Par conséquent, M. XXXX aurait normalement dû présenter l’extrait à la SPR avant qu’elle ne rende sa décision.

[12] Pour les motifs susmentionnés, la demande de M. XXXX visant à ce que soit admise sa déclaration à titre de nouvel élément de preuve est accueillie, mais sa demande visant à ce que soit admis l’extrait du juge de paix est rejetée.

Demande d’audience rejetée

[13] La demande d’audience de M. XXXX est rejetée, car la déclaration que j’ai admise comme nouvel élément de preuve ne satisfait pas aux conditions de la tenue d’une audience prévues au paragraphe 110(6) de la LIPR. En particulier, la question déterminante dans la présente affaire est celle de savoir si M. XXXX se voit refuser l’asile en raison de son statut de résident permanent au Brésil. Par conséquent, même si elle était acceptée, la déclaration ne justifierait pas l’accueil ou le rejet de sa demande d’asile, car elle porte uniquement sur le risque auquel il est exposé en Haïti.

Analyse du bien-fondé de l’appel

Questions à trancher en appel

[14] L’affaire soulève les trois questions à trancher suivantes : 1) quelle est la date appropriée pour l’évaluation du statut de résident permanent de M. XXXX au Brésil?; 2) la SPR et la SAR doivent-elles tenir compte du risque qu’un demandeur d’asile a soulevé à l’égard de son pays de résidence avant de lui refuser l’asile dans des cas comme celui qui nous occupe?; 3) si la réponse à la question 2) est affirmative, la SPR a-t-elle commis une erreur dans son évaluation du risque que M. XXXX a soulevé à l’égard du Brésil?

Date de l’évaluation du statut de résident permanent de M. XXXX au Brésil

[15] Une question à trancher soulevée en l’espèce est celle de la date à laquelle la SAR doit évaluer le statut de résident permanent de M. XXXX au Brésil. Le conseil de M. XXXX soutient que, même si M. XXXX avait le statut de résident permanent au Brésil au moment de l’audience devant la SPR, en novembre 2017, il l’a probablement perdu en XXXX 2018 parce qu’il avait été à l’extérieur du Brésil depuis deux ans à ce moment là.

[16] La SARet la Cour fédérale ont constamment suivi la décision de la Cour d’appel dans l’arrêt Majebi selon laquelle la date pertinente pour l’évaluation par la SAR du statut d’un appelant dans un pays de résidence pour l’application de la section E de l’article premier de la Convention est la date de l’audience devant la SPR hearing.Note de bas de page 5 En l’espèce, cela signifie que je dois examiner si M. XXXX avait le statut de résident permanent à la date de l’audience devant la SPR , en 2017, plutôt que d’examiner s’il a le statut de résident permanent au Brésil à la date du présent appel.

[17] Un juge de la Cour fédérale a récemment remis en question cette approche dans la décision Abel.Note de bas de page 6 Même si le juge a certifié une question à la Cour d’appel à propos de la question à trancher, le juge dans l’affaire Abel a tranché que la décision de la Cour d’appel dans l’arrêt Majebi est claire et qu’elle lie la Cour fédérale et la SAR. Par conséquent, la date que la SAR doit utiliser pour évaluer le statut de résident permanent d’un appelant est la date de l’audience devant la SPR. Tant que la Cour d’appel fédérale n’aura pas clarifié ou modifié l’arrêt Majebi concernant la date appropriée pour l’évaluation du statut d’un appelant, ou à moins qu’elle ne le fasse, la SAR est liée par cette décision. Cette conclusion suffit pour écarter l’objection de M. XXXX concernant la perte de son statut de résident permanent au Brésil à la suite de l’audience devant la SPR .

[18] Cela dit, je souligne que je partage les préoccupations que le juge a exprimées dans la décision Abel. Dans l’arrêt Majebi, la Cour d’appel fédérale a fondé sa décision sur le fait qu’un appel devant la SAR n’est pas une véritable instance de novo et que le rôle de la SAR est d’intervenir lorsque la décision de la SPR est erronée.Note de bas de page 7 À la lumière de ce qui précède, la Cour d’appel a fait remarquer que la SAR doit examiner le statut de l’appelant au même jour utilisé par la SPR, sinon elle trancherait une question différente de celle qui a été tranchée par la SPR.Note de bas de page 8

[19] Même si un appel interjeté devant la SAR n’est pas une instance de novo, la SAR admet régulièrement de nouveaux éléments de preuve de circonstances nouvelles s’ils satisfont aux exigences d’admissibilité énoncées dans la LIPR et la jurisprudence applicable.Note de bas de page 9 La SAR peut aussi se pencher sur de nouvelles questions à trancher, comme de nouvelles allégations formulées sur place, lesquelles découlent de nouveaux éléments de preuve admis en appel. Dans l’arrêt Majebi, il semble qu’aucun argument fondé sur le pouvoir de la SAR d’admettre de nouveaux éléments de preuve n’ait été présenté à la Cour d’appel.

[20] Il semble bien difficile de justifier que la SAR doive simplement faire fi ou ne pas tenir compte d’éléments de preuve selon lesquels l’appelant avait perdu le statut ayant donné lieu à son exclusion au titre de la section E de l’article premier de la Convention au moment de son appel devant la SAR. Par exemple, en l’espèce, il semble difficile de justifier que je doive simplement faire fi du fait que M. XXXX a perdu son statut de résident permanent au Brésil il y a plus de deux ans. Si la SAR avait le pouvoir d’examiner ces éléments de preuve et si elle était convaincue que le demandeur d’asile avait perdu le statut ayant amené la SPR à conclure qu’il n’avait pas qualité de réfugié, cela n’entraînerait pas nécessairement le rejet de la conclusion d’exclusion tirée par la SPR. La SAR devrait plutôt effectuer l’analyse que la Cour d’appel a établie dans l’arrêt Zeng , laquelle s’applique lorsqu’un demandeur d’asile a déjà eu un statut dans son pays de résidence, mais qu’il l’a perdu par la suite.Note de bas de page 10

[21] Malgré les remarques incidentes ci-dessus, le fait demeure que la SAR est liée par la décision que la Cour d’appel fédérale a rendue dans l’arrêt Majebi quant à la date appropriée pour l’évaluation du statut d’un appelant dans son pays de résidence. Par conséquent, je juge que, en l’espèce, la date appropriée pour l’évaluation du statut de M. XXXX est celle de l’audience devant la SPR. Il n’a pas été contesté que M. XXXX avait le statut de résident permanent au Brésil à cette date et que ce statut lui conférait essentiellement tous les droits et toutes les obligations des ressortissants brésiliens.

La Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés doivent-elles tenir compte du risque auquel est exposé un demandeur d’asile dans le pays visé à la section E de l’article premier de la Convention

[22] La deuxième question à trancher en l’espèce est celle de savoir si la SPR et la SAR doivent tenir compte du risque qu’un demandeur d’asile a soulevé à l’égard de son pays de résidence avant de lui refuser l’asile par l’effet combiné de la section E de l’article premier de la Convention et de l’article 98 de la LIPR dans des cas comme celui qui nous occupe. Comme je le précise plus loin, il y a deux courants d’opinion à la Cour fédérale sur cette question à trancher. Après avoir examiné les deux courants de jurisprudence de la Cour fédérale, je privilégie l’approche classique qui exige que la SPR et la SAR tiennent compte du risque qu’un demandeur d’asile a soulevé avant de conclure qu’il se voit refuser l’asile.

[23] Je fais remarquer que l’analyse qui suit ne s’applique qu’aux cas comme celui qui nous occupe où, au moment de l’audience devant la SPR, le demandeur d’asile continuait d’avoir un statut dans son pays de résidence qui lui conférait essentiellement les mêmes droits et les mêmes obligations que les ressortissants de ce pays. Quand je parle de [traduction] « cas comme celui qui nous occupe » dans la présente décision, je fais référence à ce genre d’affaires.

Deux courants de jurisprudence de la Cour fédérale

[24] Jusqu’à relativement récemment, la Cour fédérale, la SAR et la SPR ont constamment accepté, quoique sans aucune analyse détaillée, que, dans des cas comme celui qui nous occupe, la SPR et la SAR doivent évaluer la question de savoir si le pays de résidence du demandeur d’asile offre à ce dernier une protection auxiliaire avant de décider qu’il se voit refuser l’asile en raison de son statut dans ce pays. Autrement dit, la Cour fédérale, la SAR et la SPR ont accepté que la SPR et la SAR doivent tenir compte du risque qu’un demandeur d’asile a soulevé à l’égard de son pays de résidence avant de décider qu’il se voit refuser l’asile par l’effet combiné de la section E de l’article premier de la Convention et de l’article 98 de la LIPR.Note de bas de page 11 Certes, la SPR et la SAR ne sont pas toujours cohérentes quant à la question de savoir si elles ont analysé le risque du demandeur d’asile avant de tirer une conclusion sur la question de l’exclusion ou après avoir tiré une telle conclusion. Toutefois, la SPR et la SAR tiennent constamment compte du risque que les demandeurs d’asile ont soulevé à l’égard de leur pays de résidence dans le cadre de l’analyse globale au titre de la section E de l’article premier de la Convention.

[25] La juge de la Cour fédérale qui a rendu la décision au terme d’un contrôle judiciaire dans la présente affaire a soulevé des questions au sujet du pouvoir de la SPR et de la SAR d’examiner le risque soulevé par un demandeur d’asile à l’égard de son pays de résidence après avoir décidé que ce dernier n’avait pas qualité de réfugié. Dans une affaire subséquente, la décision Saint Paul,Note de bas de page 12 elle était d’accord avec un autre juge de la Cour fédérale qui, dans la décision Célestin,Note de bas de page 13 est allé plus loin en concluant que la SPR et la SAR ne doivent pas tenir compte du risque soulevé par un demandeur d’asile à l’égard de son pays de résidence dans le cadre de leur analyse visant à établir si le demandeur d’asile se voit refuser l’asile dans des cas comme celui qui nous occupe. Un juge a soulevé des questions à trancher similaires dans un troisième cas, l’affaire Constant.Note de bas de page 14

[26] Selon l’approche adoptée dans les décisions Célestin et Saint Paul, le seul facteur que la SPR et la SAR doivent considérer dans des cas comme celui qui nous occupe est la question de savoir si le demandeur d’asile avait un statut dans son pays de résidence qui lui conférait essentiellement les mêmes droits et les mêmes avantages que les ressortissants de ce pays. Dans l’affirmative, la SPR et la SAR doivent refuser l’asile au demandeur d’asile sans tenir compte du risque qu’il a soulevé à l’égard de son pays de résidence. Selon l’approche adoptée dans les décisions Célestin et Saint Paul , l’analyse du risque pour un demandeur d’asile dans son pays de résidence doit se faire uniquement à l’étape de l’examen des risques avant renvoi (ERAR).

[27] Dans les décisions rendues après celles des affaires Célestin, Saint Paul, et Constant, certains juges de la Cour fédérale ont continué de reconnaître implicitement qu’il est raisonnable pour la SAR et la SPR de tenir compte du risque soulevé par un demandeur d’asile à l’égard de son pays de résidence avant de lui refuser l’asile.Note de bas de page 15 D’autres juges ont explicitement refusé d’examiner les décisions Célestin et Saint Paul au motif que ces décisions n’avaient aucune incidence sur la conclusion relative à l’affaire dont ils étaient saisis.Note de bas de page 16 Dans deux affaires, les juges ont conclu que, même si la SAR peut ne pas devoir tenir compte du risque qu’un demandeur d’asile a soulevé à l’égard de son pays de résidence, il n’est pas déraisonnable de le faire.Note de bas de page 17 Enfin, dans une affaire récente, un juge s’est expressément opposé à l’approche adoptée dans les décisions Célestin et Saint Paul pour conclure que la SAR doit tenir compte de tout risque soulevé par le demandeur d’asile à l’égard de son pays de résidence avant de décider qu’il se voit refuser l’asile.Note de bas de page 18

[28] Dans les sections qui suivent, j’explique pourquoi je privilégie l’approche que la Cour fédérale, la SAR et la SPR ont constamment suivie, à l’exception des juges qui ont tranché les affaires Célestin, Saint Paul and Constant. À mon avis, la présente approche est conforme à une interprétation téléologique de la section E de l’article premier de la Convention, que le législateur a appliquée en droit canadien au moyen de l’article 98 de la LIPR. Elle est également conforme à l’approche que le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et d’éminents universitaires dans le domaine du droit international des réfugiés ont recommandée.

Interprétation d’une loi canadienne comme la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés qui incorpore un traité international

[29] La section E de l’article premier de la Convention prévoit ce qui suit :

Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.

[30] L’article 98 de la LIPR est ainsi libellé :

La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

[31] La Cour suprême et la Cour d’appel fédérale ont toutes deux conclu que l’article 98 incorpore les sections E et F de l’article premier de la Convention dans le droit canadien.Note de bas de page 19 Cette incorporation signifie que le législateur accepte les obligations internationales découlant de la section E de l’article premier de la Convention. Par conséquent, les décideurs doivent adopter une interprétation de la section E de l’article premier de la Convention qui soit compatible avec les obligations du Canada au titre de cette disposition et de la Convention en général.Note de bas de page 20

[32] La Cour suprême a clairement précisé que les articles 31 et 32 de la Convention de Vienne sur le droit des traités (la Convention de Vienne) régissent l’interprétation d’un traité international qui a été directement intégré au droit canadien.Note de bas de page 21 Le paragraphe 31(1) de la Convention de Vienne prévoit que les dispositions du traité doivent être interprétées eu égard aux facteurs suivants : 1) le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité; 2) leur contexte; et 3) l’objet et le but du traité et de la disposition en cause. Les décideurs peuvent faire appel à des moyens complémentaires d’interprétation, notamment aux travaux préparatoires du traité, afin de confirmer une interprétation obtenue au titre de l’article 31. De façon subsidiaire, un décideur peut utiliser des moyens complémentaires d’interprétation pour déterminer le sens d’une disposition lorsque l’application des facteurs d’interprétation de l’article 31 donne un résultat ambigu ou conduit à un résultat qui est manifestement absurde ou déraisonnable.Note de bas de page 22

Sens ordinaire de la section E de l’article premier de la Convention

[33] Le point de départ pour interpréter la section E de l’article premier de la Convention est d’examiner le sens ordinaire du libellé de la disposition. Le sens ordinaire des termes utilisés à la section E de l’article premier de la Convention est que la Convention ne s’applique pas aux personnes à qui les autorités compétentes de leur pays de résidence ont accordé un statut qui leur permet d’avoir les mêmes droits et les mêmes obligations que les personnes qui possèdent la nationalité de ce pays.

[34] La section ne mentionne pas expressément la question de savoir si le pays de résidence offre une protection auxiliaire au demandeur d’asile. Il est possible d’avancer que, pour déterminer si un demandeur d’asile a essentiellement les mêmes droits et les mêmes obligations que les ressortissants de son pays de résidence, il faut examiner si ce pays lui fournit une protection contre la persécution et les préjudices graves. Selon cette approche, une personne dont le pays de résidence ne lui offre pas de protection contre la persécution et les préjudices graves dans ce pays ne peut être considérée comme ayant essentiellement les mêmes droits et les mêmes obligations que les ressortissants du pays.

[35] La SPR et la SAR n’ont pas eu tendance à suivre l’approche susmentionnée, car elles ont plutôt appliqué les facteurs énoncés dans la décision ShamlouNote de bas de page 23 pour décider si un demandeur d’asile a les mêmes droits et les mêmes obligations que les ressortissants de son pays de résidence. La SPR et la SAR ont considéré le risque soulevé par les demandeurs d’asile à l’égard de leur pays de résidence comme une étape distincte de l’analyse menée au titre de la section E de l’article premier de la Convention. Bien que cette étape ne soit pas expressément prévue par le sens ordinaire des mots utilisés à la section E de l’article premier de la Convention, elle concorde avec le contexte et le but de la disposition.

Contexte de la section E de l’article premier de la Convention

[36] La section E de l’article premier de la Convention est une clause d’exclusion. Les clauses d’exclusion des sections E et F de l’article premier de la Convention s’appliquent aux personnes qui n’ont pas besoin de protection (section E de l’article premier)Note de bas de page 24 ou qui ne la méritent pas (article F de l’article premier).Note de bas de page 25 Le fait de conclure qu’un demandeur d’asile est une personne visée à la section E ou à la section F de l’article premier de la Convention a pour conséquence de lui refuser le droit d’asile. Cette conséquence est grave. Cela signifie que le demandeur d’asile se voit refuser l’asile sans que soit prise en considération la question de savoir s’il risque d’être persécuté ou s’il a besoin de protection dans le pays dont il a la nationalité. Ce contexte militerait en faveur de l’évaluation de la question de savoir si un demandeur d’asile peut effectivement bénéficier d’une forme de protection auxiliaire dans son pays de résidence avant qu’il soit décidé qu’il se voit refuser l’asile en raison de son statut dans ce pays.

Objet et but de la Convention et de la section E de l’article premier de la Convention

[37] La Convention repose sur l’engagement de la communauté internationale à garantir des droits fondamentaux de la personne sans discrimination.Note de bas de page 26 Parmi les objectifs de la Convention, mentionnons « la profonde sollicitude que [la communauté internationale] éprouve pour les réfugiés » et son souci « d’assurer à ceux-ci l’exercice le plus large possible des droits de l’homme et des libertés fondamentales Note de bas de page 27». Ces objectifs humanitaires sont reflétés dans la disposition sur l’objet de la LIPR.Note de bas de page 28

[38] Dans l’arrêt Zeng, la Cour d’appel fédérale a constaté que le but de la section E de l’article premier de la Convention est d’« empêcher[r] que l’asile soit accordé à une personne qui jouit d’une protection auxiliaire dans un pays où elle a essentiellement les mêmes droits et les mêmes obligations que les ressortissants de ce paysNote de bas de page 29 ». Selon la Cour d’appel, le but de la section E de l’article premier de la Convention est de refuser l’asile aux personnes qui n’ont pas besoin d’être protégées parce qu’elles bénéficient d’une forme de protection auxiliaire dans un autre pays « sûr Note de bas de page 30 ». Ce but semble avoir été expressément reconnu dans les décisions Célestin and Constant.Note de bas de page 31

[39] Le fait de refuser l’asile à des personnes sans aucune considération du risque qu’elles ont soulevé à l’égard de leur pays de résidence est incompatible avec les buts de la section E de l’article premier de la Convention et avec les obligations juridiques internationales du Canada au titre de la Convention, et il est contraire à ceux ci. Concrètement, l’application de l’approche adoptée dans les décisions Célestin et Saint Paul dans la présente affaire signifierait que la SPR aurait dû juger que M. XXXX n’avait pas qualité de réfugié pour le seul motif qu’il avait le statut de résident permanent au Brésil au moment de l’audience devant la SPR. En décidant que M. XXXX se voit refuser l’asile au titre de la section E de l’article premier de la Convention, la SPR conclurait implicitement qu’il n’avait pas besoin d’être protégé parce qu’il bénéficiait d’une forme de protection auxiliaire au Brésil sans évaluer si c’était effectivement le cas, c’est-à-dire que le Brésil est un pays sûr pour lui.

[40] Comme il est décrit ci-dessus, le but de la section E de l’article premier de la Convention est de refuser l’asile aux personnes qui n’ont pas besoin d’être protégées parce qu’elles bénéficient d’une forme de protection auxiliaire dans un autre pays sûr où elles ont essentiellement les mêmes droits et les mêmes obligations que les ressortissants de ce pays. Il n’est pas possible de dire que les personnes exposées à un risque de persécution ou de préjudice grave dans leur pays de résidence bénéficient d’une protection auxiliaire dans ce pays. Il n’est pas possible de dire que ce pays est « sûr » pour elles, de sorte qu’elles n’ont pas besoin de la protection internationale des réfugiés. Par conséquent, l’objet et les buts de la Convention et de la section E de l’article premier de la Convention exigent que les décideurs comme la SPR et la SAR considèrent tout risque soulevé par un demandeur d’asile dans son pays de résidence avant de lui refuser l’asile en application de la section E de l’article premier de la Convention.

[41] À mon avis, il est incompatible avec les buts de la section E de l’article premier de la Convention de restreindre à l’étape de l’ERAR toute considération du risque soulevé par un demandeur d’asile à l’égard de son pays de résidence. Au moment où un demandeur d’asile comme M. XXXX finit par arriver à l’étape de l’ERAR, il se peut fort bien que deux décideurs (la SPR et la SAR) aient décidé qu’il se voit refuser l’asile et qu’un tribunal confirme ces décisions, sans qu’aucun de ces décideurs n’ait tenu compte de son allégation selon laquelle le Brésil n’est pas sûr pour lui parce qu’il serait exposé à un risque de persécution ou de préjudice grave dans ce pays. Cela ne concorde pas avec le but de la section E de l’article premier, qui est de refuser l’asile seulement aux personnes qui n’ont pas besoin de la protection internationale des réfugiés parce qu’elles bénéficient d’une forme de protection auxiliaire dans leur pays de résidence.

[42] Il semble également anormal qu’un demandeur d’asile qui a la citoyenneté de deux pays, par exemple Haïti et le Brésil, fasse évaluer son risque par la SPR pour les deux pays. Cependant, selon l’interprétation contenue dans la décision Célestin, une personne ayant une forme de statut moins durable que la citoyenneté dans l’un de ces pays ferait face à la conséquence de voir son risque, quel qu’il soit, ne faire l’objet d’aucune évaluation avant l’étape de l’ERAR. Cela est particulièrement anormal, car, comme le juge l’a souligné dans la récente décision Mwano, un ERAR n’est pas équivalent à l’étude d’une demande d’asile par la SPR. Même si la décision d’accueillir une demande d’ERAR peut avoir pour effet de conférer l’asile Note de bas de page 32, le but d’un ERAR est simplement de s’assurer que le Canada ne renvoie pas des étrangers qui seraient exposés à un danger ou à un risque au moment du renvoi.Note de bas de page 33 Il s’agit en grande partie d’un processus écrit dans le cadre duquel les demandeurs d’asile n’ont qu’un droit limité à une audience devant une personne déléguée par le ministre.Note de bas de page 34

Conclusion sur la question de l’interprétation de la section E de l’article premier de la Convention

[43] Compte tenu des facteurs susmentionnés, la section E de l’article premier de la Convention refuse l’asile aux personnes qui n’ont pas besoin d’être protégées parce qu’elles bénéficient d’une forme de protection auxiliaire dans un autre pays sûr où elles ont essentiellement les mêmes droits et les mêmes obligations que les ressortissants de ce pays. Par conséquent, la section E de l’article premier de la Convention non seulement permet que la SPR et la SAR tiennent compte du risque qu’un demandeur d’asile a soulevé à l’égard de son pays de résidence avant de décider qu’il se voit refuser l’asile par l’effet combiné de la section 1E et de l’article 98 de la LIPR, mais elle l’exige. Il n’y a que de cette façon que la SPR et la SAR peuvent établir si, en fait, le demandeur d’asile n’a pas besoin de l’asile à laquelle il peut avoir droit au titre de la Convention et de la LIPR.

Interprétation en accord avec l’approche adoptée par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et ainsi que Hathaway et Foster

[44] La conclusion ci dessus à laquelle je suis arrivée est en accord avec l’approche liée à la section E de l’article premier de la Convention adoptée par le HCR ainsi que par les universitaires Hathaway et Foster. Dans le guide du HCR, le HCR affirme que la section E de l’article premier de la Convention traite des personnes qui ne sont pas considérées comme requérant une protection internationale.Note de bas de page 35 Dans sa note sur l’interprétation de la section E de l’article premier de la Convention, le HCR affirme que l’objet et le but de la section E de l’article premier de la Convention sont de refuser l’asile aux personnes qui n’ont pas besoin d’être protégées parce qu’elles jouissent déjà d’un statut qui correspond à celui des ressortissants de leur pays de résidence.Note de bas de page 36

[45] Dans sa note d’interprétation, le HCR formule des observations importantes sur deux situations différentes dans lesquelles la section E de l’article premier de la Convention peut être appliquée. La première situation, et peut-être la plus courante, dans laquelle la section E de l’article premier de la Convention est appliquée, c’est lorsque le pays de résidence d’une personne décide que celle ci n’est pas admise à demander l’asile parce qu’elle détient un statut dans ce pays qui lui confère essentiellement les mêmes droits et les mêmes obligations que les ressortissants. La section E de l’article premier de la Convention aurait pu s’appliquer, par exemple, si M. XXXX avait demandé l’asile au Brésil. Dans une telle situation, un demandeur d’asile ne soulèverait aucun risque à l’encontre de son pays de résidence, et un décideur ne serait donc pas appelé à tenir compte de ces risques. Le second type de situation où la section E de l’article premier de la Convention s’applique est lorsqu’une personne demande l’asile dans un pays tiers. C’est ce scénario qui se présente en l’espèce. Le HCR fait remarquer que les personnes peuvent avoir une crainte fondée d’être persécutées dans leur pays de résidence et que l’application de la section E de l’article premier de la Convention à ces personnes compromettrait l’objet et le but de la Convention.Note de bas de page 37

[46] De même, Hathaway et Foster affirment que la section E de l’article premier de la Convention donne aux États parties un motif légitime de refuser l’asile aux personnes qui ont résidé dans un pays sûr et qui peuvent raisonnablement être considérées comme des [traduction] « ressortissants de facto » de ce pays.Note de bas de page 38 Ils soutiennent qu’un État où il y a un risque de persécution échapperait à cette norme.Note de bas de page 39

[47] Le HCR et Hathaway et Foster ne soutiennent pas qu’un risque soulevé par un demandeur d’asile à l’égard de son pays de résidence peut simplement être considéré avant « d’ordonner le [renvoi d’un demandeur d’asile] du Canada », comme il est déclaré dans la décision Célestin.Note de bas de page 40 Bien qu’il soit vrai que la note du HCR fait référence au principe du non-refoulement,Note de bas de page 41 la note traite précisément de la nécessité d’analyser tout risque soulevé par un demandeur d’asile à l’égard de son pays de résidence avant de décider qu’il se voit refuser l’asile en application de la section E de l’article premier de la Convention.

[48] Dans la note, le HCR déclare ce qui suit :

[traduction]
Avant d’appliquer la section E de l’article premier de la Convention à une telle personne, si celle-ci soutient une crainte de persécution ou un autre préjudice grave dans le pays de résidence, cet argument doit être évalué relativement à ce pays.Note de bas de page 42 [Soulignement ajouté.]

[49] Le HCR déclare aussi ce qui suit :

[traduction]
Si une personne doit se voir refuser l’asile en application de la section E de l’article premier de la Convention du fait qu’elle jouit d’un statut qui correspond à celui des ressortissants, il s’ensuit que, avant de le lui refuser, il y a une obligation d’examiner l’existence de toute crainte invoquée à l’égard du pays visé à la section E de l’article premier de la Convention.Note de bas de page 43 [Soulignement ajouté.]

[50] De même, Hathaway et Foster affirment qu’il y a une obligation de veiller à ce qu’une personne ne soit pas exposée à un risque de persécution avant qu’il soit décidé qu’elle n’a pas qualité de réfugié en application de la section E de l’article premier de la Convention.Note de bas de page 44

[51] À mon avis, la note du HCR sur l’interprétation de la section E de l’article premier de la Convention et le savoir de Hathaway et Foster sont en accord avec l’interprétation de la section E de l’article premier de la Convention, établie ci-dessus, selon laquelle la SPR et la SAR doivent tenir compte du risque soulevé par un demandeur d’asile à l’égard de son pays de résidence avant de lui refuser l’asile en application de la section E de l’article premier de la Convention.

Aucune nécessité de faire appel aux travaux préparatoires

[52] J’estime que l’application des facteurs d’interprétation énoncés à l’article 31 de la Convention de Vienne ne conduit pas à un résultat ambigu, manifestement absurde ou déraisonnable. Il donc est inutile de faire appel aux moyens complémentaires d’interprétation, comme les travaux préparatoires, dont il est question à l’article 32 de la Convention de Vienne.

Contre-arguments présentés dans les décisions Célestin et Saint Paul

[53] Dans la présente section, j’aborde les quatre principaux motifs énoncés dans les décisions Célestin et Saint Paul pour appuyer la conclusion selon laquelle la SPR et la SAR ne doivent pas tenir compte du risque soulevé par les demandeurs d’asile à l’égard de leur pays de résidence dans des cas comme celui qui nous occupe. Voici les quatre arguments que j’aborderai ci dessous : 1) le fait que, dans l’arrêt Zeng, la Cour d’appel n’a pas mentionné l’obligation d’effectuer une analyse du risque soulevé par les demandeurs d’asile à l’égard de leur pays de résidence dans des cas comme celui qui nous occupe; 2) le fait que les articles 96 et 97 de la LIPR offrent une protection seulement à l’égard du pays dont le demandeur d’asile a la nationalité, et non à l’égard de son pays de résidence; 3) la pertinence, le cas échéant, des modifications que le législateur a apportées en 2012 aux dispositions de la LIPR relatives à l’ERAR; 4) les préoccupations quant à l’efficacité administrative et de la rationalisation du processus d’octroi de l’asile.

Critère énoncé dans l’arrêt Zeng

[54] Pour commencer, j’aborde l’argument selon lequel l’approche qui a constamment été suivie avant les décisions Célestin/Saint Paul et Constant équivaut à une modification des critères que la Cour d’appel fédérale a établis dans l’arrêt Zeng. Comme il est mentionné dans les décisions Célestin, Saint Paul et Constant, la Cour d’appel fédérale n’a pas mentionné dans l’arrêt Zeng la nécessité de tenir compte du risque soulevé par un demandeur d’asile à l’égard de son pays de résidence dans des cas comme celui qui nous occupe.Note de bas de page 45 Cependant, à mon avis, trois points doivent être pris en considération au moment de lire l’arrêt Zeng.

[55] D’abord, la principale question certifiée présentée pour examen par la Cour d’appel dans l’arrêt Zeng portait sur l’analyse à appliquer lorsqu’un demandeur d’asile n’a pas pris de mesures pour empêcher la perte de son statut dans son pays de résidence. Dans l’arrêt Zeng, la Cour d’appel ne traitait pas du genre de situation qui se présente dans des cas comme celui qui nous occupe, où le demandeur d’asile continuait d’avoir le statut de résident permanent au moment de l’audience devant la SPR. Ensuite, dans l’arrêt Zeng, les demandeurs d’asile n’avaient soulevé aucun risque relativement à leur pays de résidence. Par conséquent, la Cour d’appel n’était pas tenue de se pencher sur cette question. Enfin, la principale préoccupation de la Cour d’appel dans l’arrêt Zeng concernait la quête du meilleur pays d’asile, ce qui n’est pas une préoccupation dans la présente affaire.

[56] Compte tenu de ces trois facteurs, j’estime que, dans l’arrêt Zeng, la Cour d’appel fédérale n’avait pas nécessairement l’intention d’empêcher la SPR et la SAR de considérer le risque soulevé par les demandeurs d’asile à l’égard de leur pays de résidence avant de décider qu’ils n’ont pas qualité de réfugié dans des cas comme celui qui nous occupe. En fait, ce n’est qu’en prenant en considération tout risque soulevé par un demandeur d’asile à l’égard de son pays de résidence que la SPR et la SAR peuvent donner effet aux buts de la section E de l’article premier de la Convention analysés dans l’arrêt Zeng, c’est-à-dire refuser l’asile à ceux qui bénéficient d’une forme de protection auxiliaire dans un pays de résidence sûr.

Libellé des articles 95 à 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés

[57] Un deuxième argument à l’appui de la position selon laquelle la SPR et la SAR n’ont pas le pouvoir de tenir compte du risque soulevé par les demandeurs d’asile à l’égard de leur pays de résidence est fondé sur les articles 95 à 97 de la LIPR. Comme il est mentionné dans la décision Saint Paul, l’article 95 de la LIPR énonce les catégories de personnes à qui l’asile peut être conféré. Les articles 96 et 97 de la LIPR prévoient des protections pour les réfugiés au sens de la Convention et les personnes à protéger. Les deux ne s’appliquent qu’à l’égard du ou des pays dont le demandeur d’asile a la nationalité ou de son pays de résidence habituelle s’il n’y a aucun pays dont il a la nationalité. C’est pourquoi, selon la juge dans l’affaire Saint Paul, les articles 96 et 97 de la LIPR ne devraient pas être invoqués dans l’examen du risque pour un demandeur d’asile à l’égard de son pays de résidence. Autrement, il s’agirait d’« ajouter au texte de la Loi une catégorie de demandeurs d’asile qui n’y est pas prévueNote de bas de page 46 ».

[58] Je conviens que la Convention et la LIPR ne fournissent aucun fondement à la SPR et à la SAR pour conclure qu’un demandeur d’asile est un réfugié au sens de la Convention ou a qualité de personne à protéger relativement à son pays de résidence. Toutefois, ce n’est pas ce qui se produit lorsque la SPR et la SAR évaluent le risque soulevé par les demandeurs d’asile à l’égard de leur pays de résidence. Lorsque la SPR et la SAR tiennent compte de ce risque, elles ne se demandent pas si un demandeur d’asile devrait se voir accorder l’asile relativement à son pays de résidence. Elles se demandent plutôt si le pays de résidence du demandeur d’asile lui offre une forme de protection auxiliaire de sorte qu’il peut se voir refuser le droit d’asile au titre de la section E de l’article premier de la Convention parce qu’il n’a pas besoin de la protection internationale des réfugiés.

[59] Par exemple, si la SPR avait conclu que M. XXXX avait établi une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté au Brésil, elle ne lui aurait pas accordé l’asile relativement au Brésil. Elle aurait plutôt conclu qu’il ne se voyait pas refuser la qualité de réfugié par l’effet combiné de la section E de l’article premier de la Convention et de l’article 98 de la LIPR. Elle aurait ensuite examiné le risque soulevé par M. XXXX relativement au pays dont il a la nationalité, soit Haïti.

[60] Lorsque la SPR et la SAR appliquent l’analyse qui a été élaborée au titre des articles 96 et 97 de la LIPR au moment d’évaluer le risque soulevé par un demandeur d’asile à l’égard de son pays de résidence, elles n’appliquent pas directement ces articles – ou ne devraient pas le faire. Elles utilisent plutôt l’analyse qui a été élaborée au titre de ces articles pour évaluer si le pays de résidence d’un demandeur d’asile lui fournit une forme de protection auxiliaire de sorte qu’il n’a pas besoin de l’asile et qu’il n’a pas qualité de réfugié par l’effet combiné de la section E de l’article premier de la Convention et de l’article 98 de la LIPR.

[61] Je constate que le juge dans la décision Célestin a conclu que le recours à une analyse qui met l’accent sur des risques de nature semblable à ceux énoncés aux articles 96 et 97 serait approprié si, contrairement à son opinion, la SAR et la SPR ont le pouvoir de considérer les risques auxquels un demandeur d’asile est exposé dans son pays de résidence dans des cas comme celui qui nous occupe.Note de bas de page 47 De même, le ministre applique les mêmes facteurs pour décider s’il exerce son pouvoir d’exempter une personne de l’interdiction d’un an relative à la présentation d’une demande d’ERAR après le rejet de sa demande d’asile.Note de bas de page 48

Modifications apportées en 2012 à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés

[62] Par ailleurs, j’aborde le raisonnement exposé dans la décision Célestin et adopté dans la décision Saint Paul, lequel est fondé sur une modification des dispositions de la LIPR relatives à l’ERAR et que le législateur a adoptée en 2012.Note de bas de page 49 Comme il est mentionné ci-dessous, mon interprétation de l’origine et du contenu de cette modification législative diffère de l’analyse présentée dans la décision Célestin. Plus précisément, je ne suis pas d’accord pour dire que les modifications apportées en 2012 à la LIPR démontrent l’intention du législateur de restreindre à l’étape de l’ERAR toute évaluation du risque soulevé par les demandeurs d’asile à l’égard de leur pays de résidence.

[63] Les modifications législatives analysées dans la décision Célestin figuraient dans la Loi visant à protéger le système d’immigration du CanadaNote de bas de page 50 (le projet de loi C 31), qui a reçu la sanction royale le 28 juin 2012. Le projet de loi C 31 était un projet de loi omnibus qui apportait de nombreuses modifications à la LIPR. Entre autres choses, le projet de loi C 31 a édicté des dispositions non en vigueur créant la SAR.Note de bas de page 51 Il a également modifié des dispositions contenues dans la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés (le projet de loi C 11)Note de bas de page 52), qui ont été adoptées en 2010, mais qui ne sont jamais entrées en vigueur.Note de bas de page 53

[64] Dans la décision Célestin, le juge a déclaré que la Cour d’appel fédérale a analysé dans l’arrêt Zeng certaines lacunes du processus d’ERAR et que, deux ans plus tard, en 2012, le législateur est intervenu pour régler ces lacunes en modifiant l’article 112 de la LIPR pour y ajouter le sous alinéa 112(2)b.1)(i). Le juge affirme que cette disposition « prévoit expressément que l’interdiction de présenter une demande d’ERAR ne s’applique pas lorsque la demande de protection en tant que réfugié a été refusée par application des articles 1E et 1F de la ConventionNote de bas de page 54 ». Il a déclaré qu’« [à] la suite de la modification [de 2012], les demandeurs d’asile visés par l’article 1E qui se présentent devant la SPR auront maintenant accès au mécanisme de l’ERARNote de bas de page 55 ». Le juge a déduit de cette modification que le législateur voulait que tout risque soulevé par les demandeurs d’asile à l’égard de leur pays de résidence ne soit pris en compte qu’à l’étape de l’ERAR. En toute déférence, j’ai une interprétation différente l’origine législative et du contenu de cette modification.

[65] L’article 112 de la LIPR régit les demandes de protection avant renvoi (les demandes d’ERAR). Le paragraphe 112(2) énonce les situations dans lesquelles une personne n’a pas le droit de présenter une demande d’ERAR. Le projet de loi C 31 a ajouté à ce paragraphe le sous alinéa 112(2)b.1)(i), qui est la principale disposition analysée dans la décision Célestin.Note de bas de page 56 Compte tenu du contexte législatif approprié, il est difficile de voir comment l’ajout du sous alinéa 112(2)b.1)(i) à la LIPR exprime l’intention du législateur de ne prendre en compte qu’à l’étape de l’ERAR tout risque soulevé par les demandeurs d’asile à l’égard de leur pays de résidence.Note de bas de page 57

[66] D’abord, l’origine législative de la disposition donne à penser que son introduction n’était pas liée à une quelconque remarque faite par la Cour d’appel dans l’arrêt Zengau sujet de la section E de l’article premier de la Convention ou du processus d’ERAR. Le sous-alinéa 112(2)b.1)(i) était l’une des dispositions non en vigueur du projet de loi C 11 qui a été incluse en 2012 dans le projet de loi C 31.Note de bas de page 58 Le gouvernement a présenté pour la première fois, en mars 2010, le projet de loi C 11, qui a reçu la sanction royale en juin 2010. L’arrêt Zeng a été rendu en mai 2010. Il est donc peu probable que le législateur ait adopté cette modification législative en réponse à l’arrêt Zeng , puisque la décision a été rendue deux mois après l’introduction de la disposition et un mois avant son adoption.

[67] Ensuite, le sous-alinéa 112(2)b.1)(i) n’interdit à aucun groupe de présenter une demande d’ERAR, et il ne prévoit pas pour la première fois un accès au mécanisme d’ERAR à l’intention des demandeurs d’asile visés à la section E de l’article premier de la Convention (comme la décision Célestinle donne à penser).Note de bas de page 59 La disposition prévoit plutôt une interdiction d’un an relative à la présentation d’une demande d’ERAR après le rejet d’une demande d’asile. Trois groupes sont exclus de cette interdiction d’un an, soit les demandeurs d’asile qui se sont vu refuser l’asile au titre de la section E de l’article premier de la Convention, les demandeurs d’asile qui se sont vu refuser l’asile au titre de la section F de l’article premier de la Convention et les demandeurs d’asile dont la demande d’asile est réputée avoir été rejetée parce que la décision ayant accueilli la demande d’asile a été annulée par la SPR pour fausses déclarations. Ces groupes continuent d’être autorisés à présenter des demandes d’ERAR comme auparavant, y compris durant l’année suivant le rejet de leur demande d’asile.

[68] Compte tenu de l’historique législatif et du contenu des modifications apportées en 2012, il semble que l’intention du législateur en adoptant le sous alinéa 112(2)b.1)(i) comportait deux volets. D’abord, il s’agissait de prévoir une interdiction d’un an concernant la présentation d’une demande d’ERAR, laquelle s’appliquerait à la plupart des demandeurs d’asile. Ensuite, il s’agissait d’exempter de cette interdiction d’un an les demandeurs d’asile dont le risque dans le pays dont ils ont la nationalité n’avait jamais été considéré (les demandeurs d’asile s’étant vu refuser l’asile au titre des sections E et F de l’article premier de la Convention) ou n’avait jamais été correctement pris en considération (dans le cas des personnes dont la demande d’asile a fait l’objet d’une décision annulée parce qu’elles avaient fait de fausses déclarations à la SPR).Note de bas de page 60

[69] Dans l’ensemble, si le législateur avait eu l’intention en adoptant le sous-alinéa 112(2)b.1)(i) en 2012 que seules les personnes ayant le pouvoir délégué de prendre des décisions sur les ERAR auraient le pouvoir de tenir compte du risque soulevé par les demandeurs d’asile à l’égard de leur pays de résidence, un énoncé plus clair de cette intention aurait été communiqué. C’est particulièrement le cas étant donné la position du HCR selon laquelle le risque soulevé par les demandeurs d’asile à l’égard de leur pays de résidence doit être évalué avant qu’il soit décidé qu’ils n’ont pas qualité de réfugié au titre de la section E de l’article premier de la Convention. C’est aussi particulièrement le cas étant donné que le législateur retirerait en fait à la SPR et à la SAR un pouvoir qu’elles exerçaient régulièrement depuis de nombreuses années jusqu’à ce moment.

Préoccupations relatives à l’efficacité et à la rationalisation du processus d’octroi de l’asile

[70] La décision Célestin analyse dans quelle mesure l’approche adoptée dans ce cas simplifierait le processus d’octroi de l’asile et le rendrait plus efficace. À mon avis, cela est discutable, car l’un des effets pratiques de l’approche adoptée dans les décisions Célestin et Saint Paul serait que, contrairement à ce qui se faisait par le passé, les personnes déléguées pour prendre des décisions sur les ERAR devraient tenir des audiences pour toutes (ou presque toutes) les demandes d’ERAR dans les cas comme celui qui nous occupe. Il serait nécessaire de tenir des audiences dans le cadre des demandes d’ERAR parce que les allégations de risque formulées par les demandeurs d’asile soulèvent presque toujours des questions de crédibilité, questions qui doivent généralement être traitées dans le cadre d’une audience afin de se conformer à la justice naturelle.Note de bas de page 61 Étant donné que la plupart de ces allégations de risque sont fondées sur des événements antérieurs au départ du demandeur d’asile de son pays de résidence, l’approche adoptée dans les décisions Célestin et Saint Paul exigerait qu’une seconde audience soit tenue dans un grand nombre de cas pour se pencher sur des allégations qui auraient tout simplement pu être examinées au moment de la première audience du demandeur d’asile devant la SPR. Il est difficile de voir comment cela simplifie le processus d’octroi de l’asile ou le rend plus efficace. Quoi qu’il en soit, les préoccupations relatives à l’efficacité administrative relèvent du pouvoir et de la responsabilité du législateur, et non de ceux des tribunaux ou des tribunaux administratifs qui sont chargés d’interpréter les lois.

[71] Pour tous les motifs susmentionnés, les arguments présentés dans les décisions Célestin et Saint Paul ne modifient pas ma conclusion selon laquelle la SPR et la SAR doivent tenir compte du risque soulevé par les demandeurs d’asile à l’égard de leur pays de résidence avant de décider qu’ils n’ont pas qualité de réfugié par l’effet combiné de la section E de l’article premier de la Convention et de l’article 98 de la LIPR dans des cas comme celui qui nous occupe.

Cas de M. XXXX

[72] À la lumière de ce qui précède, j’estime que la SPR avait à la fois le pouvoir et l’obligation de tenir compte du risque soulevé par M. XXXX à l’égard du Brésil avant de décider qu’il n’avait pas qualité de réfugié par l’effet combiné de la section E de l’article premier de la Convention et de l’article 98 de la LIPR. Toutefois, j’estime que la SPR a commis une erreur en évaluant ce risque après avoir déjà conclu que M. XXXX n’avait pas qualité de réfugié au titre de la section E de l’article premier de la Convention. Elle aurait dû évaluer le risque soulevé par M. XXXX avant de tirer une conclusion sur la question de l’exclusion.

[73] À mon avis, la SPR n’a pas commis d’erreur en utilisant le même genre d’analyse qui serait autrement utilisée au titre des articles 96 et 97 de la LIPR dans son examen du risque soulevé par M. XXXX à l’égard du Brésil. Ce faisant, la SPR n’appliquait pas ces articles au cas de M. XXXX. Elle a plutôt fait appel à l’analyse générale appliquée au titre de ces articles comme moyen d’évaluer si le Brésil fournissait à M. XXXX le type de protection auxiliaire qui l’aurait empêché de se voir conférer l’asile au titre de la section E de l’article premier de la Convention.

[74] Comme il est décrit ci-dessous, la SPR n’a pas commis d’erreur en concluant que M. XXXX n’avait pas réussi à établir de façon crédible qu’il serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution s’il retournait au Brésil. Elle n’a pas non plus commis d’erreur en concluant qu’il n’avait pas réussi à établir de façon crédible qu’il serait vraisemblablement exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités au Brésil.

Une contradiction et une omission dans le témoignage minent la crédibilité

[75] Je ne suis pas d’accord avec le conseil de M. XXXX pour dire que la SPR n’a pas tenu compte des peines cruelles et inusitées que M. XXXX a subies au Brésil. La SPR a effectivement tenu compte des allégations de mauvais traitements au Brésil avancées par M. XXXX, mais elle ne les a pas jugées crédibles en raison d’une contradiction et d’une omission dans son témoignage au sujet de ces mauvais traitements.

[76] Je suis d’accord avec la SPR SPR pour dire que la crédibilité du récit de M. XXXX concernant l’incident dans le cadre duquel une voiture l’a heurté a été minée par la contradiction dans la preuve quant à la question de savoir s’il était à vélo ou à motocyclette à ce moment‑là. Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, M. XXXX a déclaré qu’il était à vélo pendant les faits, alors qu’il a déclaré dans son témoignage qu’il conduisait sa moto lorsqu’une voiture l’a heurté.Note de bas de page 62 Lorsque la SPR l’a questionné au sujet de la contradiction, M. XXXX a répondu qu’il avait dit à son conseil qu’il conduisait une moto, mais que ce dernier avait écrit qu’il était à vélo dans son exposé circonstancié. M. XXXX a ensuite affirmé avoir regardé des films français et avoir cru que les mots « vélo » et « moto » signifiaient la même chose.Note de bas de page 63

[77] Je ne suis pas d’accord avec le conseil de M. XXXX pour dire qu’il s’agissait d’une explication satisfaisante de la contradiction. Le conseil soutient que M. XXXX ne comprend pas bien le français, mais, en fait, M. XXXX a signé la Déclaration A de son formulaire Fondement de la demande d’asile, dans laquelle il déclare savoir lire le français et avoir été en mesure de lire et de comprendre le contenu du formulaire et de tous les documents qui y sont joints. Au début de l’audience, il a déclaré que le contenu du formulaire était complet, vrai et exact. M. XXXX a par ailleurs précisé qu’il comprend suffisamment bien le français pour témoigner en français tout au long de la première journée de l’audience.Note de bas de page 64 Dans ces circonstances, j’estime que la SPR a eu raison de conclure que M. XXXX n’avait pas expliqué de façon convaincante la contradiction dans sa preuve concernant l’incident et que cela a miné la crédibilité de son récit relatif à l’incident.

[78] Je suis d’accord avec la jurisprudence que le conseil de M. XXXX a citée dans le mémoire d’appel selon laquelle la SPR doit fonder ses conclusions défavorables quant à la crédibilité sur des contradictions réelles qui sont importantes et pas seulement accessoires.Note de bas de page 65 Cependant, à mon avis, la contradiction concernant le véhicule que M. XXXX conduisait au moment où il a été renversé n’est pas simplement un détail accessoire. Il s’agit d’un élément important de l’incident que M. XXXX a avancé, et la contradiction dans sa preuve soulève des préoccupations quant à la crédibilité de ses allégations au sujet de l’incident.

[79] Dans le mémoire d’appel, le conseil n’aborde pas précisément l’omission dans la preuve de M. XXXX qui a amené la SPR à tirer une autre conclusion défavorable quant à sa crédibilité. Comme la SPR l’a souligné, M. XXXX a déclaré que, lorsqu’il était au travail, les gens voulaient l’agresser ou se battre avec lui.Note de bas de page 66 Lorsque la SPR a demandé à M. XXXX, à titre de suivi, à quelle fréquence cela se produisait, il a répondu que cela ne se produisait pas souvent, mais que, dans ces cas, il en parlait à son superviseur et que celui ci lui disait simplement de rester calme. À la question de savoir pourquoi il n’avait pas mentionné, dans son exposé circonstancié écrit, que des gens au travail voulaient l’agresser ou se battre avec lui, M. XXXX a répondu qu’il ne croyait pas que les événements qui se sont produits au Brésil feraient une différence, car il pensait que sa demande d’asile serait fondée sur les événements s’étant produits en Haïti.Note de bas de page 67

[80] Je conviens avec la SPR que cette explication n’était pas convaincante, car M. XXXX a écrit dans son formulaire Fondement de la demande d’asile qu’il risquait de subir un préjudice grave au Brésil.Note de bas de page 68 En outre, dans son exposé circonstancié écrit, M. XXXX a formulé des allégations relativement au risque auquel les Haïtiens en général sont exposés au Brésil. Il a par ailleurs fait état de l’incident prétendu au cours duquel la voiture l’avait heurté, et il a ajouté que des gens l’insultaient souvent au Brésil. Il a aussi présenté en preuve des articles de journaux sur le traitement que des Brésiliens réservent aux Haïtiens. À la lumière de ce qui précède, M. XXXX a clairement compris que son expérience au Brésil était pertinente pour sa demande d’asile. Je remarque en outre qu’un conseil le représentait au moment où il a rempli son formulaire Fondement de la demande d’asile. Néanmoins, il a omis de mentionner que des gens au travail voulaient l’agresser ou se battre avec lui. Compte tenu de ces facteurs, je conviens avec la SPR que l’affirmation de M. XXXX selon laquelle il ne pensait pas qu’il était important d’aborder le préjudice qu’il avait subi au Brésil n’était pas une explication convaincante de cette omission.

[81] Je conviens avec la SPR que l’omission a miné la crédibilité de M. XXXX en ce qui concerne son récit des événements qu’il a personnellement vécus au Brésil. Encore une fois, je n’estime pas que cette omission se limite simplement à de l’information accessoire. Elle touche plutôt précisément au cœur des allégations de persécution et de préjudice grave que M. XXXX a formulées relativement au Brésil. Par conséquent, la SPR avait raison de juger que la contradiction et l’omission analysées précédemment ont miné la crédibilité du témoignage de M. XXXX concernant les événements qui se seraient produits au Brésil. Elles étaient suffisantes pour réfuter la présomption de véracité liée au témoignage de M. XXXX en l’espèce.Note de bas de page 69

[82] Quoi qu’il en soit, comme il est exposé de façon détaillée dans la section suivante, même si je devais accepter que le récit qu’a fait M. XXXX des événements qui se seraient produits au Brésil était crédible, ces derniers ne suffisent pas à établir qu’il est exposé à un risque éventuel de persécution ou de préjudice grave au Brésil, de sorte qu’il ne devrait pas se voir refuser l’asile.

Aucun risque éventuel de persécution ou de préjudice grave

[83] Lorsque la SPR a demandé à M. XXXX ce qu’il craignait au Brésil, il a répondu qu’il craignait de subir le même traitement que lorsqu’il vivait au Brésil. Il a affirmé que les Brésiliens ne veulent plus voir les Haïtiens. Il a affirmé que les Haïtiens ont été victimes de discrimination partout depuis la fin de 2014, car les Brésiliens les ont accusés de voler leurs emplois et ils les ont persécutés, attaqués et harcelés. En ce qui concerne son expérience personnelle en matière de mauvais traitements, M. XXXX a mentionné l’incident du vélo, les incidents où des gens au travail ont voulu l’agresser ou se battre avec lui et divers autres où il a été insulté et où d’autres personnes dans des files d’attente ont été servies avant lui.

[84] Même s’ils sont pris en compte de façon cumulative et à la lumière des cartables nationaux de documentation (CND) sur le Brésil et Haïti, les incidents que M. XXXX a décrits ne suffisent pas à établir que, s’il retournait au Brésil, il serait exposé à une possibilité sérieuse d’être persécuté du fait de sa race ou de sa nationalité haïtienne. Comme la SPR l’a reconnu, M. XXXX a déposé des articles de presse sur la discrimination et sur certaines attaques dont sont victimes les Haïtiens au Brésil. De même, les CND sur Haïti et le Brésil comprennent également des éléments de preuve sur la discrimination à laquelle les Haïtiens font face au Brésil ainsi que sur des incidents de violence qui ont touché des membres de la communauté haïtienne au Brésil.Note de bas de page 70 Le CND sur le Brésil contient aussi des éléments de preuve selon lesquels la situation des droits de la personne dans ce pays s’est aggravée au cours des dernières années.Note de bas de page 71

[85] Aussi préoccupante que puisse être cette situation, j’estime que celle-ci n’établit pas que M. XXXX serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution s’il retournait au Brésil. Bien que toute discrimination soit inacceptable, elle n’équivaut pas toujours à de la persécution. Pour que de la discrimination à l’encontre d’une personne équivaille à de la persécution, elle doit être grave, elle doit se produire à répétition et elle doit avoir des conséquences préjudiciables pour la personne, comme le déni d’un droit fondamental de la personne, tel le droit de pratiquer une religion ou d’exercer un métier.Note de bas de page 72 Autrement dit, la persécution s’entend d’une « violation soutenue ou systémique des droits fondamentaux de la personne démontrant l’absence de protection de l’ÉtatNote de bas de page 73 ».

[86] Il existe au Brésil des lois interdisant la discrimination raciale et l’incitation à la discrimination raciale, que les autorités de l’État appliquent généralement. Bien que les éléments de preuve contenus dans le CND sur le Brésil et les articles de presse que M. XXXX a présentés fassent état d’incidents de discrimination et de violence envers les Haïtiens et les Afro-Brésiliens au Brésil, je n’estime pas que la discrimination et la violence que ces éléments de preuve décrivent sont suffisamment soutenues ou systémiques pour constituer de la persécution. De même, la déclaration générale de M. XXXX selon laquelle il est reproché aux Haïtiens d’enlever des emplois aux Brésiliens et ses allégations de discrimination ne suffisent pas à démontrer la discrimination soutenue ou systémique nécessaire pour établir la persécution. Je remarque que M. XXXX a occupé un emploi pendant une bonne partie du temps qu’il a passé au Brésil, sauf pour environ la dernière année de son séjour dans ce pays. Même si cette période de chômage et les incidents de discrimination qu’il a invoqués sont pris en compte de manière cumulative et à la lumière du CND sur le Brésil, ils ne suffisent pas à établir que, s’il retournait au Brésil, M. XXXX serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution du fait de sa race ou de sa nationalité. Ils n’établissent pas non plus la probabilité qu’il soit exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités au Brésil.

[87] En somme, je juge que la SPR n’a pas commis d’erreur en concluant que M. XXXX n’a pas réussi à établir une possibilité sérieuse éventuelle de persécution pour l’un des motifs prévus dans la Convention s’il retourne au Brésil. Elle n’a pas non plus commis d’erreur en concluant que M. XXXX n’avait pas établi la probabilité qu’il soit personnellement exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités au Brésil. Par conséquent, la SPR a conclu à juste titre que M. XXXX se voit refuser l’asile parce qu’il bénéficiait d’une forme de protection auxiliaire au Brésil, où son statut de résident permanent lui donnait accès essentiellement aux mêmes droits et aux mêmes obligations que les ressortissants de ce pays.

Conclusion

[88] Pour les motifs qui précèdent, je rejette l’appel et confirme la décision attaquée selon laquelle XXXX XXXX XXXXXXXX se voit refuser l’asile par l’effet combiné de la section E de l’article premier de la Convention et de l’article 98 de la LIPR.

Signé par : Jo-Anne Pickel

Date de la décision modifiée : December 8, 2020

Date de la décision initiale : November 9, 2020

Traduction de la CISR

Langue originale : anglais